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Photo du rédacteurmorwennaprigent

Petite tangente

Dernière mise à jour : 11 août 2021


PETITE TANGENTE

Morwenna Prigent

Chapitre 1 : Le PMU

Derrière la vitre du bar, on voyait une petite bande d’adolescents qui traînait sur le trottoir. Les pieds qui écrasaient les mégots des premières clopes, le visage un peu fermé, les culs serrés dans des joggings bon marché, les cheveux coupés courts sur les côtés et plus long sur le dessus ; on les aurait cru tout droit sortis d’une banlieue de Manchester des années 80. Au centre du cercle formé par leurs corps regroupés, ils crachaient des petits mollards frais d’ados, dégoûtés par leurs clopes fraîchement fumées. Ils passaient régulièrement les mains sur leurs joues mangées par un peu d’acné, ne riaient pas beaucoup, s'adossaient à la vitre, parlaient peu, attendaient que les derniers finissent d’écraser leurs mégots, avant d’entrer de nouveau dans le PMU où s’agglutinaient quelques vieux , le coude posé sur le comptoir. On pouvait facilement imaginer leurs torses juvéniles sous les vestes de jogging qu’ils avaient enfilées. Des torses de jeunes mecs découpés au couteau, secs et fins, sur lesquels quelques mains de filles devaient se perdre les après midis chaudes d’été quand ils se retrouvaient en bande sur les plages de cailloux dont la région regorgeait. Véra les regardait à travers la vitre, elle avait déjà commandé sa bière et attendait Frida, qui, fidèle à son habitude, était très en retard. En les fixant de la sorte, Véra imaginait aisément leur manque de conversation, leurs ennuis, leurs petites pensées étriquées et pourtant elle supposait que eux aussi étaient traversés par les affres gigantesques que l’on éprouvent à 16 ans. Ils devaient eux aussi ressentir l’injustice, le dégoût, la désolation, le manque de sens. Ils devaient, eux aussi, avoir des rêves de grands soirs, d’amour ou de collections de cul. Eux aussi, voulaient sans doute laisser glisser leurs langues sur une multitude de paires de seins et devaient se confronter à la pudeur des filles qui les autorisaient à deux ou trois trucs, mais pas à tout. Au final, les années passaient mais les filles n’étaient toujours pas plus salopes que leurs mères. Ces petits gars devaient même s’emplafonner à un peu de régression, à cause de la « réputation » qui filait bon train désormais, orientée par les réseaux sociaux et leurs photos facilement prises, partagées et commentées. Véra se disait que, même si ça n’avait pas été simple tous les jours, elle était bien heureuse d’avoir eu 16 ans à la fin de la décennie 90.

Mais bon dieu pourquoi étaient-ils là? Ces jeunes garçons sur un trottoir gris d’une petite ville de province devant un PMU, à se faire chier plus que la raison ne pouvait l’envisager ? Ces garçons l’émouvaient et certains étaient loin d’être laids. Un, en particulier, dégageait cette violence outrageuse, magnifique et fragile propre à son âge. Il devait parler plus fort que les autres, bouger sa tête plus rapidement, cracher plus vite entre ses lèvres en faisant des petits « pppt », les mains bien enfoncées dans les poches.

Frida est arrivée sans faire de bruit et a déposé ses lèvres dans les cheveux de Véra. Véra n’a même pas sursauté, mais a cessé de regarder les ados pour se tourner vers son amie. Frida a grogné:

-T’as toujours le chic pour me donner rendez vous dans des rades cradingues.

-Petite bourgeoise, la bière n’est ici, pas plus dégueulasse qu’ailleurs !

Frida s’est penchée au dessus de la table, a glissé son manteau derrière elle sur la banquette et a soufflé :

-Je trouve ça glauque !

-Ah les petits bars de villages, ça t’a toujours déprimée. Tu trouves ça régressif. Tu sais, c’est pas parce qu’on traîne là, qu’on est comme eux.

Elle pointait du doigt les quelques piliers de bar qui se cramponnaient à leurs demis pour éviter de regarder l’aiguille de l’horloge.

Véra, après des années d’errance, était redevenue une provinciale. Frida, à la force du poignet, était devenue une parisienne. Dans les yeux verts de Véra flottaient les réunions contre les compteurs électriques à ondes, les zones à conserver, les vaches, les paniers garnis de légumes locaux. Et dans les yeux gris de Frida, la solitude propre à Paris, les danses envoûtantes des bars chics, les rencontres multiples, les contacts de la haute société bourgeoise et intellectuelle. Frida a murmuré :

- Tu as remarqué que c'est une image intemporelle : les mecs, le coude vissé sur les zincs, les yeux vides et les mains qui tremblent?

- Oui, chérie, c’est parce que l’oubli est intemporel. Ca a toujours existé : l'envie d'oublier.

- Oublier quoi ?

-Leur solitude. Ou leur femme. Ces femmes qui se négligent, qui s'en fichent, qui n'ont plus la force de plaire, qui ont décidé de baisser les armes et de laisser pousser la culotte de cheval, les cheveux permanentés et le gras du menton.

-T’es encore pire que moi. Une vraie petite peste dans le corps d’une madone ! Je vais commander.

-Fais gaffe aux mains baladeuses…

-Pitié !

Frida s’est levée et a commandé son verre de blanc au comptoir. Tous les mecs ont regardé ses fesses joliment habillées d’un petit jean bleu pâle. Même les ados lui ont maté le derrière. Elle avait peut être raison, c’était sûrement un peu glauque d’être là. Elle est revenue s’asseoir. Elle était belle Frida, elle ne ressemblait à personne. Elle avait un visage étonnant, une peau imparfaite, mais elle avait cette espèce de classe qui lui faisait onduler les hanches et qui la rendait magnétique. Frida et Véra avaient entremêlé leurs existences au début des années 90, à l’école primaire. Même si la vie avait créé des vides dans la ligne de leurs parcours, leurs rencontres bi-annuelles étaient toujours nourrissantes, frontales, aimantes et pleines de rires.

L’amitié a toujours une forme de complexité. L’amitié demande de l’écoute, du soin et du temps. Mais pas forcément pour elles. Il y avait quelque chose de proprement normal, simple, fluide dans leur relation. Une amitié qui ne posait pas de problème, qui n’était pas exigeante. Pas besoin de ménager la chèvre et le chou, pas besoin de cultiver la tendresse, pas besoin de prendre des nouvelles. Juste vivre, se voir, s’envoyer quelques messages et se faire confiance et ça roulait depuis 30 ans comme ça. Frida a reposé son verre sur la table, s’est glissée de nouveau sur la banquette, a redressé sa pince à cheveux, et Frida a dit :

-Alors avec Fred, comment ça se passe ?

- Bah, l’épopée habituelle.

- Il continue à t’emmerder?

- Par cycle. En ce moment il est dans une bonne phase. Il se remet à discuter un peu avec moi, quand il ramène Léo. Parfois j’ai même l’impression qu’il voudrait que je lui paie l’apéro. Que je prenne soin de lui, que je lui demande s’il va bien. Je crois qu’il a besoin de parler.

- Tu l'envoies se faire foutre , j’espère.

-Hum, pas exactement...Je m’accommode de son fonctionnement. Je me dis que de toutes façons il ne me comprendra plus jamais. C’est lui la victime et c’est moi le bourreau. Tout est noir ou blanc chez lui. Les nuances de gris n’existent pas. Lui faire admettre que, même si c’est moi qui suis partie, j’ai aussi ma souffrance, c’est à jamais impossible.

Vera a quitté Fred , il y a deux ans maintenant, emportant avec elle, sa souffrance, sa déception, son tout petit fils d’à peine 4 ans, son reste de dignité et son manque d’estime qui résultaient des dernières années calamiteuses que lui avaient fait vivre Fred. Depuis, elle apprenait à redevenir elle-même, à être libre, à danser pieds nus et un peu saoule dans son salon, à ne plus avoir peur, à refaire des projets et à aimer son tout petit bout sans contrainte. Ce n’était pas simple, pour elle, de se défaire de l’emprise de Fred, de ses insultes, de ses troubles, de ses grandes déclarations enflammées. Apprendre à ne plus être le repère, la mère, l’infirmière de ce mec qui avait fini par lui envoyer quelques taloches dans la tronche les soirs de fatigue. Apprendre à désaimer, à gérer les bouffées de tendresse qui parfois lui remontaient dans la gorge. Apprendre à se dire que c’est normal de ressentir encore de la tendresse. Il fallait aussi qu’elle apprenne à mettre la bonne distance, à entretenir la bonne relation. Mais ça, elle n’y arrivait pas encore. Et ça la terrifiait parfois. Elle avait l’impression que cette rupture n’en finissait pas de traîner. Une rupture molle, longue et gluante, qui lui donnait l’impression qu’elle n’en serait jamais réellement débarrassée. Elle mettait un temps fou à régler tous ces petits deuils qui commençaient à s’amonceler et qui la laissaient parfois vide de toute énergie vitale. Une lourde fatigue morale l’envahissait à certains moments. Elle se serait donné des gifles. Une femme comme elle ne pouvait pas flancher. Et pourtant, si, elle aussi avait son lot de douleurs à assumer, il se reflétait dans son large sourire qu’elle arborait en toute circonstance. Souvent elle se demandait à quel moment il avait cessé de l’aimer. A quel moment il s’était dit qu’elle ne valait plus la peine de faire le moindre effort. A quel moment elle avait fini par le décevoir. A quel moment elle avait été si faible qu’il avait réussi à la convaincre de sa médiocrité et de son manque d'ambition. Et l’absence de réponse la taraudait, la tordait si bien et si fort que parfois elle n’avait plus la force d’y penser. Elle avait l’impression de se rendre absente de sa propre douleur. C’était une des dernières cartes que Fred abattait. Ne jamais donner de réponses à une fille qui en cherchait en permanence. Fred avait le chic pour la manipuler. Fred l’avait détruite avec douceur et lenteur, comme on étouffe un chaton en resserrant lentement le poing sur son thorax, jusqu’à entendre les côtes se briser

En ce moment, il disait souvent que c’était lui qui avait merdé. Il disait qu'il s'en voulait. Mais tous ces éclats de verres qu'il avait fichés dans le dedans de Véra, combien de temps, hein, combien de temps allaient-ils mettre avant de se résorber ? Elle était cabossée, là, oui, là, sur le côté du cœur. Celui qui envoie du sang neuf au cerveau. Ca ne l'empêchait pas d'avoir des amants de temps en temps et de jouer de son cul, comme on joue aux cartes les dimanches de mauvais temps. Entre douceur et langueur.

Véra avait tellement aimé Fred qu'elle avait voulu de lui cet enfant. Léo. Aujourd'hui âgé de 6 ans. Quand Frida venait passer quelques jours chez Véra, elle était encore plus convaincue, que jamais au grand jamais, on ne la prendrait à vouloir faire un morveux. Frida était admirative en regardant Véra se dépatouiller avec un être qui lui bouffait un temps précieux. Un enfant? A quoi ça sert, franchement ? A part te planifier une vie de dingue et t’apprendre la culpabilité ? Véra était compositrice pour des compagnies de théâtre, elle pouvait travailler de chez elle. C’est pour ça qu'elle était revenue s'installer là où elle avait grandi. Elle disait souvent qu'elle avait fait comme le saumon. Après un long voyage, elle était revenue se rafraîchir à sa source. Mais avec Léo, ses journées ressemblaient à des marathons. Elle se levait à 6h, pour composer à la fraîche. A 8h, lever le petit, lui préparer son jus d’orange, ses fruits, ses tartines de pain, l’aider à s’habiller, se coiffer, se laver les dents, mettre le manteau , aller dans la voiture, aller à l’école, répondre à la maîtresse, signer des papiers, se souvenir des sorties scolaires « surtout n'oubliez pas les bottes », « grève de cantine aujourd'hui », « le livre de la bibliothèque est resté chez vous, peut être ? ». Véra se faisait un point d'honneur à rendre tout à l'heure, à signer les bons papiers, au bon moment. Sa tête était un foutoir ambulant mais pour son fiston elle était réglée comme du papier à musique. Elle travaillait pendant les temps d’école, de nouveau de la compo, mais aussi de la mise en page, des coups de fils, du démarchage, de la comptabilité, des dossiers, des réponses à des appels d’offre. Dans ce métier, faut pas s’endormir, faut rester sans cesse sur le « qui vive », sinon on t’oublie. Même si t'es bourré de talent, il faut savoir gérer la comm’. Véra aurait adoré que quelqu’un s'occupe de tout ça à sa place, mais elle n'avait ni les finances, ni rencontré la personne idéale. Elle attendait la bonne rencontre. Le bon collaborateur. Elle croyait en sa bonne étoile. Et puis à 16h30, la cloche sonnait et c’était reparti pour tartiner, moucher des nez, faire des crêpes, des puzzles 50 pièces, des mémories. Frida se demandait parfois combien d’heures par mois Véra perdait, en cherchant les doudous, la bonne gourde, les bonnes chaussures, les selles de chevaux playmobil coincées sous le lit. Mais aussi, en regardant les derniers "pixar", les catalogues de jeu en bois et les étiquettes sur les paquets de gâteaux. Faudrait pas lui donner de la merde à bouffer à son petit monstre. Elle s’enquiquinait à manger à heure fixe, à le coucher à heure fixe, à lui faire plaisir deci-delà, à le ritualiser, à le rassurer. Elle se pétait le dos pour les câlins géants, pour les baisers du soir, pour les bagarres complices. A 20h, elle était dans un état second, incapable de dire « pain-beurre », de réfléchir. Alors elle passait ses soirées à regarder des films, à lire des BD, ou au téléphone avec des vieux potes. Mais fallait pas lui demander son avis sur le Brexit, sur le parlement européens, sur les lobbies, le glyphosate, ou les couloirs aériens. Ses neurones s'entrechoquaient, elle disait: "Je verrai ça demain!". Et pourtant, elle aimait ça. Au delà d’aimer son môme, ce que Frida pouvait expliquer par les dosages d’hormones, Véra aimait être mère. Même débordée, même rincée, même phagocytée, elle aimait ça. Véra était épuisée, ça se voyait. De beaux cernes, bâillaient dans ses joues. Mais elle le portait bien. Car elle était ensoleillée de ce bonheur que lui procurait son petit mec. Tout en Léo l’émouvait. Elle était sensible à sa naïveté, à ses yeux gourmands, à ses peurs, à ses besoins d’elle. Elle adorait analyser cette communication qui se construisait pas à pas sur le terrain meuble de l’amour indéfectible. Elle était comblée, repue d’amour. Elle, qui en était une source intarissable. Et ça Fred, l’avait très bien compris. C'était avec ce don d’amour incroyable, qui vibrait en elle, qu’il avait le plus joué.

Frida lui a pris la main, et les larmes sont montées aux yeux, comme un shoot, comme une cuillerée de moutarde prise à l’aveugle. Ca leur a fait du bien.

La télé du PMU s’affolait d'une histoire parisienne. Un homme de lettres avait affirmé que les femmes de plus de 50 ans étaient, à ses yeux, invisibles. Il préférait les petites bombes asiatiques de 25 ans. Qui pouvait le lui reprocher ? Tout le monde, à première vue. Ca avait affolé la toile, la télé, les journaux. Une journalise avait même posté sur les réseaux sociaux une photo de ses fesses. Frida, révulsée, disait:

-Quel connard ce mec!

- Tu t’intéresses à ce truc inutile? a gloussé Véra le nez dans sa deuxième bière.

- C’est pathétique quand même, non ? A 50 ans, t’es plus baisable ?

- Ce qui est pathétique Frida, c’est qu’il parle d'âge. Ce mec se trompe. Je suis loin de mes 50 ans. Ne fais pas de blague, tu as le même âge que moi !! Mais il ne ferait pas l’amour avec moi, non plus. Ce n’est pas l'âge qui compte. Le corps est traversé de tous ses bonheurs et de toutes ses tragédies. Avoir ses règles, faire des enfants, être boulimique, anorexique, jouer avec ses courbes, s’habiller bien, mettre des bottes en caoutchouc, cheveux gras, propres, dents lavées, pourries. Tout ça n’a pas d’age. Ce mec aime les culs étroits, les jambes lavées, les sourires propres, l’insouciance, la joie et peut être même l’innocence. Quand il aura compris ça, il s’en foutra de savoir l'âge qu'elle a. Moi j'ai pas 40 ans et pourtant sur mon corps, il y a les traces de mes drames, de ma maternité, les vergetures des seins qui se remplissent de lait, ou celles des cuisses qui maigrissent sous l’effet du sport. Tu crois qu’il aimerait ça? Et puis il y a les yeux gonflés par le manque de grasse matinée. Mais tout cette mascarade médiatique ne m’enlèvera pas cette putain d’impression d’être encore jolie.

- Mais tu es jolie, Véra !

Regardez les, ces deux trentenaires, les cheveux longs et ondulés, le regard fier, se donnant juste un peu de douceur dans cette arrière salle de PMU dans une toute petite ville de province. Une immense douceur à vous pincer le cœur. Emouvante et pathétique image, riche et pauvre. Les femmes étaient encore peu de chose dans la nasse sociétale. Il fallait conjuguer force, séduction et envoyer balader les icônes.

Dehors il y a eu un coup de klaxon. Deux gars se chauffaient un peu. Ca a commencé à gueuler.

Les filles étaient en pleine conversation sur le dernier amant de Frida. Véra lui demandait :

-Mais qu’est ce que tu lui trouves, alors ?

-Je ne sais pas. Il est moche, mais il est tatoué. C’est mon premier tatoué. Et puis il est bizarre. J’aime bien les mecs bizarres.

Les filles se sont retournées, la clochette de la porte du PMU a tinté. Un gars, haut comme un ogre est entré. Elles l’ont tout de suite reconnu. Il tenait entre ses mains un morceau de chair et de poils qui semblait saigner. Il ne manquait plus que lui, ont dit les yeux de Frida en fixant l’homme immense. Et le mec a crié :

-Ah les filles je vous cherchais !


PETITE TANGENTE

Morwenna Prigent

Chapitre 2 : Hubert

Le mec trop grand a crié à l’autre type enflammé, resté dans la rue :

-Va dans la voiture! J’arrive avec elles !

- On ne peut pas faire ça ! a dit l’autre. C'est pas possible. Pourquoi on fait ça ? Hein, si t'y penses, c'est dégueulasse ! Hein, si t'y penses?

- Je ne te demande pas de penser. Tu nettoies la bagnole et tu fermes ta petite bouche.

L’ado à la beauté outrageuse, qui buvait au comptoir sa heineken insipide, s’est levé prestement, le regard grave et le geste précis. Le cou large, une dent de devant qui chevauche l’autre, les yeux bleus, les hanches étroites et les petits muscles saillants. Surtout ceux qui couraient le long des bras. Il avait enroulé les manches de son tee shirt, au dessus de l’épaule et on pouvait se plonger dans la beauté sculpturale de ses biceps. Lisses, doux et taillés comme on n’en a plus jamais après vingt ans. A sa démarche on était assuré qu’il devait les rendre toutes dingues. Il dégageait du vice, de la sexualité bestiale, mais il ne fallait pas être sorti de Saint Cyr pour savoir qu’il n’avait encore pas fait grand-chose de tout ce don du ciel qui lui était tombé dessus par l’heureux hasard des gamètes.

-Ah salut Hubert, a-t-il lancé, en lui claquant la paume de main d’un air sec.

-Hub, a rectifié le géant. Bouge tes miches et va aider l’autre paumé à laver la voiture.

-Parle moi autrement, s’te plait ! a soufflé l’adolescent.

-Je te parle comme je veux ! Parce que le petit billet de 50 sacs qui ronronne dans ma poche, c’est moi qui vais te le donner quand tu auras fait ce que je te demande. Alors tu sors et tu baisses les yeux, p’tit con.

La subordination, mise en place par l’annonce de l’argent, a fait son office et le mecton est sorti. A bien y regarder, il rampait presque. Il était prêt à tout pour ses 50 euros. Même à se taire quand on lui parlait comme à un charlot.

Hubert a foncé sur Frida. Il a embrassé la naissance du cou, un baiser posé là, comme une juste tendresse.

Frida a frissonné :

-Putain Hubert. Arrête de me faire ça. On dirait que tu embrasses une vieille cousine.

- Hub, a refait le maxi terrien. Ah bon, on fait ça à ses cousines ? Désolé, je savais pas. Moi mes cousines, soit je ne les vois pas, soit je couche avec!

Et il a empli le PMU d’un vieux rire gras.

- Ton sens de la mesure, Hubert. C’est toujours un plaisir, a fredonné Véra, la bouche ornée d’une moustache au goût de levure de bière.

- Hub, a dit le gars qui perdait patience.

De tous les gars que Frida ait eu, et Frida, des gars elle en avait eu une palanquée, Hubert était dans le top ten des plus crétins. Il n’y avait pas à se mentir, Hubert était un débilosse, un demeuré, un bas plafond, con comme un ballon. Il fallait dire que certains soirs, Frida n’était pas très regardante. Elle cherchait de la chaleur, elle en trouvait, elle s’y logeait. L’alcool qu’elle avalait en quantité astronomique, la rendait plutôt entreprenante. Frida prévenait souvent quand elle arrivait dans une soirée: "Faites gaffe, d'ici deux, trois verres, il se peut que j'ai envie de rouler des pelles à n’importe qui dans cette pièce !". Ca lui donnait l’assurance de ceux qui ne mentent pas et ça la rendait hautement sympathique, ce qui se cumulait à sa sourde sensualité. En plus quand elle disait « n'importe qui », ce n'était pas vraiment vrai. Dans la réalité augmentée qu’apportait le délire éthylique, Frida était sensible aux ondes sensuelles. Elle disait les apercevoir sortir des corps de ces futurs partenaires tels des filins de couleurs phosphorescentes. Frida savait s’envelopper à merveille dans ses cordes imaginaires. Un pouvoir de sorcière, qu’elle additionnait au fait qu’elle dansait comme une reine, roulant du bassin et des épaules comme personne, sublimant ainsi ses fesses et ses petits seins tous ronds. Souvent il ne suffisait que d'une danse pour que les mecs se collent à elle en imitant la parade nuptiale du moustique pris dans le faisceau d’une torche. Des vieux, des jeunes, des « comme il faut », des « pas finis », des « trop grandes gueules », des filles aussi, parfois. Frida adorait qu'on l'enlace et dans cette réalité amplifiée que lui procurait le vin blanc qu’elle tétait par hectolitres, elle s’offrait toutes les douceurs. Quand elle buvait beaucoup, Frida avait l’impression de mieux voir, de mieux vivre et d’être plus vraie. Comme débarrassée de la censure de l’auto critique. Elle était toute neuve, toute nue, toute animale, sans le moindre filtre et complètement à contre courant de cette société si propre et si adepte au self control. Mais à cet instant précis, Frida était désespérée de voir qu’après trois ans, Hubert en soit toujours à lui courir aux basques dès qu’elle venait voir Véra. Trois ans, qu’elle s'était jurée de ne plus le toucher. Même complètement raide, même quand il n’y avait plus que lui dans le salon à la fin d’une soirée, même quand elle n'avait pas eu de chance avec les ondes sensuelles. Et lui, en crétin bienheureux, en ravi de la crèche, il passait systématiquement lui dire bonjour, quand il avait ouï dire que Frida traînait ses guêtres dans le périmètre. Frida se demandait bien ce qu’il attendait. Mais à force, elle se disait qu’il n’attendait rien. Il était sûrement sincèrement heureux de la voir. La sincérité à la Hubert. Une sincérité tartinée de stupidité, d’éducation faussement virile et de pudeur propre à ceux qui n’ont pas appris les mots pour exprimer ce qu’ils ressentent. Pourtant entre Frida et Hubert, il n’y avait jamais eu d’histoire comme on les lit dans les livres. Il n’y avait même pas eu d’amour ni de sentiments. Il n’y avait eu que des nuits de lune, durant lesquelles les ondes sensuelles sortaient de leur grotte et emmêlaient leurs jambes, leurs souffles, leurs gloussements de jouissances. Hubert était un ogre mais il savait entendre les désirs. Frida se connaissait et savait comment monter aux rideaux. Elle n’avait jamais attendu qu’un mec lui donne le mode d’emploi . Elle l’avait compris toute seule et savait très bien comment en jouer. Alors Hubert, stupide comme pas un, s'était laissé empapaouter par Frida la diva, un soir d’hiver. Et Frida s’était pris Hubert, comme on se prend les pieds dans le tapis: après coup, t'es toujours un peu honteux et les gens se paient ta tronche.

-Qu’est ce que tu fiches ici, Hubert, lui a demandé, faussement naïve, Frida.

-Hub ! a répété de nouveau l’homme aux dimensions hallucinantes.

« Hub », a pensé dans sa tête Frida. « Hub », mais c’était quoi ce jeu ? Hubert, c’était déjà pas folichon , alors Hub, ça frisait la décadence. Comme si elle se faisait appeler Fri…Ou Da… Il n’y avait pas à tourner autour du pot, ce mec était hautement débile. « Hub » ! Cependant si on continuait la réflexion, personne au boulot n’appelait Frida par son prénom. Elle le regrettait amèrement, mais c’était ainsi. Dans les réunions de rédaction, les collègues s’obstinaient à la surnommer la fille au bandana. Frida collectionnait les bandanas, qu’elle fichait dans ces cheveux, des bandanas de toutes les couleurs suivant son humeur. Merde, Frida, ce n’était pas compliqué à retenir. Il y avait Frida Kahlo ou la Frida de Brel, ou celle de Sanseverino. Bref, il y avait plein de moyen mnémotechnique, mais rien n’y faisait, Frida était restée la fille au bandana, depuis la fin de son stage. Frida était journaliste. Après des années de piges mal payées, elle avait fait son trou dans un journal réputé. Réputé, certes, mais un journal papier. Sur la sellette, en permanence. Et bien oui, les gens avaient fini par arrêter de lire les feuilles grasses des carnets d’actualité en noir et blanc. C’était « vieille France ». C’était le temps mort d’avant. Le journalisme imprimé devenait le média des résistants. De ceux qui résistent au temps accéléré de ce nouveau siècle. Elle le défendait son métier. Contre vent et marée. Elle le sublimait ce métier de gratteux. Elle disait souvent, que c’était dans ces pages marquées d’encre que l'on trouvait l'information la moins hystérique. Que l'hystérie n'avait rien de bon pour la réflexion. C’était une drogue invisible que l’on avait donnée aux gens pour qu'ils ne réfléchissent plus. Les gens ne voulaient plus prendre le temps de s'arrêter un instant. Et de lire. De reposer. De reprendre. D’analyser. Le peuple s’abreuvait et oubliait. C’était pure manipulation des puissants. Mais que cachait-elle sous ce mot « puissant »? Elle-même avouait ne pas trop savoir. Elle avait essayé de faire un lien entre les loges maçonniques et la manière d’exercer le pouvoir politique. Frida était persuadée que l’idée même du fric et de la finance dirigeant le monde n’était qu’un torchon qu’on agitait pour décourager les gens face à la lutte. Comment pouvions-nous nous battre contre une entité abstraite? L’argent n’a pas d’âme, pas de cœur, on ne peut pas lui faire de mal, lui faire peur. C’était simple comme idéologie. Frida affirmait que c’était une solution de contournement élaborée par trois ou quatre mecs, joueurs d’Echec, poussant sur le damier un petit coup de vente d’armes, un crash boursier, une pandémie, un conflit, pour servir l’intérêt de quelques uns. Elle voulait interviewer des sociologues, des intellectuels, des philosophes à ce sujet, elle en était passionnée . Nonobstant son chef au journal lui avait dit que cette pensée était éculée, tout le monde s’en doutait, il fallait qu’elle écrive sur autre chose. C’était ce jour là que ce même chef lui avait également dit de se rendre chez le DRH afin de signer son CDD. Ca y était, elle n’était plus stagiaire. Son chef l’avait félicité en lui demandant de continuer de travailler son article sur les cendriers en carton. Elle avait soupiré et surtout elle avait sauté au plafond. Un CDD ! Elle ne pouvait pas y croire. Mais si! Ce journal avec pignon sur rue venait de l’engager en CDD. La pugnacité gagnait toujours, rageait-elle dans son dedans. Elle avait téléphoné à son père en premier, pour lui annoncer cette nouvelle, la voix vibrante d’un reste de sanglot enfantin. Son père…Lui qui s’inquiétait tant sur le devenir économique de sa petite dernière. Pourtant elle ne lui avait jamais demandé d’argent pour payer les loyers de ses sous locations, elle ne lui avait jamais demandé un kopeck quand elle avait eu les deux pieds dans la merde. Mais son père s’en doutait à chaque fois et il s’en faisait des ulcères.

« Pour s’en sortir, disait il. Il faut de l’argent et moi je ne suis pas une banque. »

Elle ne lui avait jamais emprunté d’argent. Jamais. Mais, il s'en faisait un drame de sa précarité. Il ne s'en remettait pas. Il se faisait des cheveux tout blancs . Il était si beau avec sa belle houppe blanche. Parfois Frida pensait, à raison, qu’il devait se réveiller dans la nuit et qu’il n'arrivait pas à se rendormir à cause de tout le souci qu’il se faisait pour elle. Elle s’échinait à penser que c’était par amour. Mais ça lui pesait souvent. Elle se culpabilisait de lui faire vivre ça. Frida était persuadée qu’il ne trouverait la paix que si elle renonçait à ce métier. Et qu’enfin elle se rangerait des drames, des embêtements, des gouffres, des manques d’avenir, des petits pas de côté. Comme son frère, en somme. Son frère, l’avocat. Son frère n’était pas méchant et pour sur qu'il l'aimait sa petite frangine. Frida avait, quand même, l'impression, en repas de famille, d’entendre tout le monde soupirer en la prenant pour une ado attardée. «Quand vas tu grandir ? », semblait-elle entendre. « Mais, j’ai grandi » criaient ces grands yeux gris. « Certes, je suis ce que je suis et je vous emmerde. Je suis différente de vous, mais je vous aime. »

Sa mère, surtout. Frida adorait sa mère viscéralement. Mais elles ne se comprenaient pas du tout. La mère de Frida devenait pâle quand elle voyait sortir, des petits débardeurs de sa fille, les jolis poils crépus de ses aisselles, qu’elle ne rasait jamais. Frida tenait à ses poils. C'était son hommage au Mouvement de Libération des Femmes et son doigt d’honneur à l'entreprise Mattel. L’entreprise qui fabriquait les barbies : nymphes au cul magnifique, aux seins droits et à la plastique « wonderful ». Le rêve fantasmagorique d’un million de petites filles. Frida s’énervait d’un rien, discutait sans cesse, racontait merveilleusement bien. Mais c’était toujours un grand souk verbal et plein de mouvements de bras désordonnés. Et sa mère s’éclipsait dans la cuisine pour éviter de l’entendre et d’avoir un peu honte en constatant que sa fille avait grandi de traviole.

-Le petit Hubert, a dit Véra, en lui décochant ce sourire désarmant qui lui cachait tous ses secrets.

Et Hubert de rectifié:

-Hub !

Hubert n’avait pas repris Véra sur le « petit », pourtant drôlement méprisant. Ce qui semblait le toucher c’était que l’on dise son prénom en entier : Hubert. Pourtant depuis le temps que Véra et Frida le connaissaient, elles l’avaient toujours appelé Hubert. Il s’était toujours présenté comme cela : Hubert. Le nom que sa mère lui avait trouvé. Sûrement avec beaucoup d’amour. Parce que la mère d’Hubert, Huguette, elle en avait toujours eu de l’amour pour son con de fiston. A bien y penser, elle l’aimait sans doute même plus que ces quatre filles qu’elle avait eu après. Quatre sœurs, il se traînait notre Hubert. Comme son père était mort très tôt, il n’avait grandi qu’avec des filles. Des filles qui étaient devenues des femmes. Pas très dégourdies, d’ailleurs. Des petites nanas d’ici. Des nanas qui n’étaient jamais trop sorties du patelin. Elles avaient fait leurs études pas loin et quand elle venaient manger le dimanche, elles devaient passer leurs doigts dans la tignasse d’Hubert, en l’appelant Frérot.

- Hub, Hub, Hub , a-t-il chantonné.

Hubert n’avait pas compris que l’intelligence n'était pas juste une accumulation de connaissances mais bien un équilibre entre notion, émotion, écoute et analyse. C’est pourquoi Hubert émaillait toujours les conversations de détails pointus et inutiles et ça le rendait purement insupportable. Si tu avais le malheur de parler d’un film, n’importe lequel, il pouvait te sortir l’année, le réalisateur, le casting, le nombre de plan séquence et une anecdote sur la qualité d’un travelling quelconque. Mais si tu lui demandais de parler de son émotion, de ce que le film lui avait procuré, s’il l’avait aimé ou pas. ..Hubert était incapable de le dire. Hubert était un crétin, non dénué de culture et il respectait à peu près toutes les règles que lui imposait la société. Comme par exemple les limitations de vitesse pour la voiture. Quand Véra avait le malheur de tomber derrière lui en allant chercher Léo à l’école, elle lui collait au cul et le traiter de tous les noms. Lui, il faisait ce même petit geste de la main dans le rétroviseur, signifiant : "Calmos". Véra était alors rouge de colère et souvent elle arrivait à le doubler comme une sauvage dans des endroits guère recommandés. Elle pestait : « Ah quand tu auras un gamin ! Qu’il te cherchera du regard à la sortie de l’école et qu’il ne te verra pas, alors tu rentreras en connexion avec son angoisse, son petit cœur qui bat, sa peur de l'abandon et tu te presseras le derrière pour ne pas être en retard! »

-Quelle surprise, Hubert, a soufflé Frida entre ses dents, les poings crispés.

-Hub, a coupé, une fois de plus, le grand homme en s'asseyant tout près de Frida qui, à ce contact, s’est tendue davantage.

Véra a ravalé un gloussement.

-Tu es toujours aussi belle Frida, un vrai petit colis piégé. T’es tellement une bombe qu'on a l'impression que tu vas nous péter à la gueule. Enfin péter, je me comprends. Péter , exploser, pas péter, péter. Enfin vous me suivez ?

Véra s’est mordu les lèvres, pour réprimer son rire qui grandissait dans sa poitrine . Frida a affirmé :

-Tu sais, tu n’es pas très difficile à suivre. Tu n’es pas un être, à proprement parlé, complexe. C’est ton drame, Hubert.

-Hub, a précisé encore Hubert, en regardant Frida avec attention essayant de comprendre ce qu’elle venait de lui dire.

Véra a croqué plus fort l’intérieur de sa joue.

-Alors là, moi, les filles, je vais me payer un pastis. Après ce que je viens de vivre, c’est obligatoire !

Et c’est à cet instant qu’il décida de poser sur la table ce qu’il tenait entre les mains. Un entrelacs de poils, de peau, de bout de chair. En examinant davantage on pouvait même apercevoir des fragments d’os. Ca saignait peu. Frida et Véra se sont regardées, circonspectes.

-C’est quoi ce truc immonde, a demandé Frida avec une moue dégoûtée, un petit pli barrant son nez, la bouche remontée.

-Un trophée de chasse, Hubert? a tenté Véra.

Sans père, c’était son oncle qui s’était fait un devoir de faire son éducation d’homme. Chez Hubert, ils étaient chasseurs. C’était une tradition. Personne ne s’était jamais posé la question du bien fondé de ce loisir, de ces rituels. Cependant dans sa famille on se faisait un point d’honneur à ne jamais y envoyer une fille. La chasse c’était un truc de mec, même en ces années où la viande se trouvait par milliers de paquets dans les supermarchés, même dans ces années où le féminisme était une notion connue de tous, chez Hubert, on allait à la chasse le dimanche matin entre couilles. Et on se tapait l’épaule en faisant des blagues graveleuses.

Sur la télé du PMU on voyait une insurrection urbaine entre un groupe de manifestants et la maréchaussée. Ca castagnait dur. La France malade, acculée par un système mondial, qu’on nous donnait comme seul possible. Frida s’est pris la tête entre les mains, troublée par cette colère animale car, pour elle, l’animalité ne faisait gagner personne sur le terrain de l’égalité et de la justice sociale. Véra n’était pas forcément d’accord, mais pour l’heure, elle avalait, avec gêne, sa bière lourde. Le propriétaire du bar a mis sur les enceintes « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, il dansait les bras ouverts. Surprenant.

- Alors c’est quoi ce truc, a dit Véra en pointant le morceau de chair et d’os.

- C’est un furet. Et ouais, un putain de furet. Mais pas n’importe lequel… En fait c’est surtout le premier test pour savoir si je pouvais suivre le contrat.

En même temps les voix des filles ont fusé :

- Quel contrat ? Ca c’était Frida .

- Quel furet ? Ca c’était Véra.

- Une chose à la fois les filles !

Il a étendu ses grandes pattes sous la table, heureux de voir que les filles étaient suspendues à ses lèvres. A défaut d’un acte sexuel, il avait au moins le pouvoir de retenir leur attention. Alors il prenait son temps. En plus il fallait qu’il digère. Parce que ce contrat, même s’ il était fort en gueule, ça le déstabilisait un peu. Pour le moment, il voulait partager un peu d’alcool, de confort avec les deux filles, avant de plonger dans le fracas que le contrat allait apporter. Il décida donc de répondre d’abord sur le furet.

- C’est le furet de mon oncle. Le vieux, celui que l’on n’utilise plus pour la chasse.

- Et alors ? Véra, toujours.

- Et bien on me l’a mis dans la bagnole, sans que je le sache. T’imagines !? Un truc de dingue, j’étais dans la bagnole et tout d’un coup j’ai entendu du bruit. Un truc, putain ! J’ai failli crevé tellement j’avais peur. J’avais les foies, ma parole !

-Peur ?

Quand on lui a proposé le contrat, Hubert pouvait bien avouer qu’il avait ressenti la trouille. La peur de la proie. La peur de la fille qui se promène toute seule la nuit dans les rues à peine éclairées. La peur de la gazelle qui sent le lion. Mais il ne voulait pas le dire tout de suite. Il voulait que pendant ces quelques minutes, Frida le regarde comme avant, comme un amant qu’elle avait épinglé à son tableau de chasse, comme un innocent. Il voulait qu’à cet instant elle se souvienne de ses mains, de sa langue sur son corps, qu’elle en ressente encore un soupir ému et béat . Après l’aveu, elle le verrait autrement et ça, malgré sa grande connerie, il le savait.

-Le furet, a poursuivit Hubert, il m'a grimpé sur le colbach, il m'a arraché la peau du cou. Je l’ai chopé sans arrêter de conduire. Pas la place. Je l’ai chopé. Peur panique. Je ne savais pas ce que je tenais dans mes mains mais je l’ai tapé sur le pare-brise. Il a couiné comme un perdu. J’ai retapé, encore et encore et la peau m’est restée dans les doigts. Et voilà. En fait j’ai su, de suite, que c’était le premier test pour le contrat.

-Alors, quel contrat ? les filles n’en pouvaient plus d’entendre le débit de parole de l’ogre.

-Pastis ! a beuglé Hubert. Et les filles, faut pas être impatientes !

-Ta gueule Hubert !

-Te fous pas de ma pêche, Véra ! Je veux qu’on m’appelle Hub. Alors tu me dois ce respect, je choisi mon nom ! Maintenant c’est Hub. Si tu t’y fais pas , je t’appellerais Cochonne. Après tout c’est le féminin de Véra, non ?

Silence.

-Ils devaient pas t’aimer beaucoup tes vieux, a repris Hubert, pour t’appeler comme celui qui monte les truies.

-Hub, laisse moi donc t’appeler Hub, a doucement murmuré Véra en lui décochant ce sourire désarmant. Mon petit Hub …

Véra a pour la deuxième fois appuyé sur le mot « petit ».

-Touche pas à mes parents !!

L’ogre s’est déroulé au dessus de la table. Sans déconner, il était immense.

-Touche pas à mon droit inaliénable de me faire appeler Hub ! Nouveau prénom, nouveau mec, nouvelle peau, nouveau contrat ! Pour sur, quand je vous l’aurai raconté celui là, vous me mangerez dans les mains et vous n’aurez pas du tout envie que je quitte votre table… Et vous me cracherez des petits « Hub » encore plus gourmands que si je vous mettais un doigt là où je pense.

Il a mis ses lèvres dans son pastis en prenant un air dégagé et en glissant sur la table une petite clef USB à la tête de bugs bunny.

-Qu’est ce que c’est ? ont dit les filles simultanément

-Je vous jure, un truc de dingue.

Le gars de dehors a passé sa tête par la porte vitrée du PMU .

-C’est bon Hub, j’ai nettoyé la caisse, plus la moindre trace de poil de ce salopard de furet !

L’ado, derrière lui, avait le regard troublé, mais il était encore très beau. Le patron du PMU continuait de danser. Aérien. Malgré son bide de cinquantenaire. Les bras tendus vers un infini qui échappait au monde terrestre.

-


Tangente- épisode 3

TECK



                         Accoudé au petit îlot central de son appartement, Teck était nerveux. Il fumait clope sur clope. C’était lui qui avait parlé, en premier du contrat à Hub. Et en regardant l’heure sur le cadran digital de son micro onde, il espérait dangereusement que Hub ait réussi la première partie du deal. Ramener Véra et Frida dans la grande maison familiale de Véra pour lui montrer le petit film enregistré sur la clef USB. Il fumait mais ça ne le délassait pas. Il regardait toutes les deux secondes l’écran de son téléphone espérant le sms qui lui indiquerait que Hub et ses deux acolytes avaient bien accompli la première étape de la mission. Il décapsula une bière en souhaitant que les bulles lourdes lui apportent le tant soit peu de calme qui remettrait sa respiration à l’endroit. Il venait pourtant de faire l’amour et d’éjecter une dose immense de testostérone dans une liberté totalement débridée mais la paix n’était pas venue avec la décharge de liquide séminal et Sissi, la petite meuf attentive à ses désirs surannés, traînait encore dans l’appartement. Cela le dérangeait amèrement.

Teck était un ancien beau gosse à la peau sombre. Un de ses voyous de campagne qui depuis l’âge de onze ans n'enchaînait que conneries sur conneries. Mais celle là, cette connerie « sauce Véra », c’était du lourd.

Il ressentait même un peu d’angoisse sourde, se demandant s’il avait bien fait de mettre le doigt dans l’engrenage de ce complot dégueulasse.

Sissi venait de débarquer dans la cuisine après avoir passé une trentaine de minutes dans la salle de bain. Elle récupéra les clefs de sa bagnole qu’elle avait laissé nonchalamment tintées sur l'îlot central, en les jetant d’un geste précisément pensé, il y avait maintenant deux heures de ça. Chose qu’elle avait effectué juste avant de lui prendre avidement la bouche en feulant comme une chatte. Et là, elle prenait un temps infini à les glisser dans son petit sac à main, comme si elle attendait quelque chose. Teck ne releva pas les yeux de l’écran de son téléphone. Teck savait que ce silence lui faisait un mal de chien mais il ne voulait sûrement pas y remédier.

Il était un salaud, un pauvre type, un connard et il devait garder son rang misérable. Même avec elle. Cette petite fille crûment attendrissante qu’était Sissi.

Sissi se donnait un mal fou pour ressembler aux magazines. Photos glaçantes, postées par des papesses d’un ordre féminin sans aspérité. Sissi, petit corps lévrier, tout fin, tout cassable, tout mince et tout lisse. Sissi s’affamait, ne grignotant que quelques cacahouètes, se bourrant de coca à l’aspartame pour préserver ce ventre plat et ses cuisses en longueur. Pour finir le tableau, Sissi n’était qu’une couche épaisse de fond de teint, des sourcils dessinés au crayon, des cils allongés par le mascara, une bouche gonflée au gloss diamant, des cheveux lissés par le fer, des ongles peints en rouge, des petits pantalons d’ado, un sac qui se reposait sur le creux du coude, un manteau en faux tweed beige, des baskets basses blanches et vertes et des chevilles nues. Elle sentait la parfumerie bon marché et sous le maquillage se pointaient les petits dômes de boutons blancs, reste d’adolescence et reliquat de pollution atmosphérique. Elle ressemblait aux images que lui restituait la télé. Même quand elle baisait, elle faisait comme elle avait vu dans les films. C'était une fille qui se retournait facilement, qui forçait la cambrure du dos, entrouvrant les lèvres et simulant la jouissance les yeux mis clos. Elle jouait avec sa langue, la passant souvent sur ses lèvres. Léchant la tendresse de sa peau fine, en pensant que c’était excitant. Teck n’était jamais vraiment sûr que ce qu’ils faisaient ensemble dans la douceur des draps, lui plaisait autant que ses petits bruits laissaient paraître. Parce qu’il savait bien que ce qu'elle attendait surtout, c’était l’après. Le moment où elle se nichait dans le creux de son épaule. Le moment où elle espérait qu'il lui parle. Elle ne disait rien, elle attendait, elle subissait le silence. Elle crevait d’envie de raconter sa journée ou des petites banalités. Pour Teck c’était lourd de sens. Enfin c’était lourd tout court, car du sens il ne voulait justement pas en mettre avec Sissi. Sissi, physique de poupée et cervelet de dinde. Parfaitement épilée. Teck se demandait comment les filles pouvaient soutenir cette impudeur cruelle devant leurs esthéticiennes. Ces élues de la cire chaude, ces déesses de l'arrachage, qui du pubis à l’anus enlevaient chaque poil et laissaient derrière le geste précis, derrière le déchirement du bulbe, un sexe de petite fille. Un sexe tout blanc, maculé de points rouges.

Teck imaginait Sissi, les jambes écartées, mordant sa bouche pour atténuer la maigre souffrance procurée par les à-coups des bandes de douleur qu’on lui ôtait rapidement. En même temps, se disait–il , il ne l'aurait pas sautée si joyeusement si elle n’avait pas eu cette chaire parfaitement dépourvue de poils immondes qui dénonçait son âge de femme. Il atténua un gloussement en pensant à tout ça, à ces absurdes et indicibles drames féminins, pendant que Sissi trifouillait hasardeusement son sac, juste devant lui, afin de retarder son départ du minuscule appartement. Connaissant le phénomène, il imaginait qu’elle devait s’épiler justement pour lui plaire et ça le faisait rire plus encore. Elle s’infligeait cette peine pour paraître désirable à ses yeux, pour représenter la fille parfaite et récolter par ce biais un peu de sentiments. Pauvre cocotte, si elle savait…Si elle savait qu’il s'en foutait. Pas de son absence de poils, ça non, mais bien d’elle. Il s'en fichait d’elle. Mais Sissi s'en doutait, elle n'était pas aussi cruche que Teck semblait vouloir le croire.

- Bon bah j’y vais, souffla-t-elle, coinçant à l’arrière de son oreille une mèche de cheveux lissée et blondie par la coiffeuse.

- Hum, répondit-il , le nez fiché dessus son téléphone.

- A bientôt, retenta-t-elle.

- Hum…

- On s’appelle ?

- Ouais, on verra.

Il n’avait pas décroché le regard de l'écran tactile de son téléphone, la main posée sur son genoux qui gigotait.

Sissi claqua la porte. Visiblement émue et humiliée. Il imaginait cette fille, sur son palier, redressant le col de son manteau H et M, reprenant profondément sa respiration. Au bord de ses yeux devait flotter une immense détresse, une petite peine ordinaire qu’elle devait coller, comme une étiquette, sur toutes ses histoires. Elle devait être persuadée que ce n’était pas le bon type, que ce n’était pas l'amour inventé dans les contes de fée ou les séries américaines. Ce n’était qu’un lâche désœuvré qui la baisait quand il avait le temps. Mais elle savait aussi qu'elle reviendrait, ventre à terre au prochain coup de fil, espérant comme une tordue qu’il lui donnerait de l’attention et qu’elle recevrait enfin un peu de cette chaleur tant fantasmée. Même si à cet instant T, oui, elle se sentait sale et totalement seule, elle en était parfaitement sûre, elle reviendrait. Jusqu’au moment où elle n’aurait plus la force de rêver, de se mentir, de se tromper. Jusqu’au moment où elle se rendrait vraiment compte que Teck ne lui donnerait jamais ce parfum inespéré de l’amour inconditionnel. L’aimer, même de travers, même la gueule à l'envers, même la bouche crasseuse, même la cuisse poilue, le ventre gras, la discussion vide et l’hystérie des mauvais jours de réunions. Teck, il ne pourrait jamais lui offrir ça. Jamais. Mais elle voulait y croire, comme le moineau devant le serpent espère encore son salut.


Teck était un marlou, un petit con à la petite semaine. Sissi se demandait bien ce qu’il pouvait attendre de si important sur son téléphone. Ce soir là, il avait même baisé sans vraiment être là. Il avait fait comme si, mais elle avait bien vu qu’il n' y était pas. Il était préoccupé. Il avait sûrement fait une bêtise. Comme toujours. Teck ne sortait pas de ce cercle vicieux propice à la délinquance qu’avait engendrée sa condition chaotique.

Teck était le seul noir du village. Même ses parents étaient blancs. Ils l’avaient acheté dans le milieu des années 80 dans un orphelinat du Burkina Faso. Des français en quête de transmission, avec le ventre vide. Ils étaient gentils les Marcadet. Ils s’étaient mariés. Ils avaient toujours pensé qu’ils feraient des enfants. Que ça viendrait facilement. Que c’était la course normale du soleil. Mais chez eux, ça n’était jamais venu. Donc Madame Marcadet s’était bourrée d’hormones, avait accepté que des médecins lui récurent les ovaires. Elle avait attendu que des embryons se forment dans des cuves en laboratoire. Les docteurs lui avait implanté plein de début de vie et puis, rien, jamais, ne s’était accroché. Tout était parti avec le sang. A chaque mois le même rituel. Alors, de guerre lasse, ils avaient pris ce billet d’avion pour l’Afrique et ils étaient revenus avec un petit garçon. Un oublié, un abandonné, un délaissé sur le bord des chemins trop compliqués de l’existence. Un être qui n'avait rien demandé et qui était arrivé là. Sur la surface bizarre de la Terre. Il s’appelait Mamadou, ils l'avaient renommé François. Véra avait toujours trouvé ça cruel. Ils n’en prenaient pas conscience les Marcadet, mais quand même : s’appeler François quand tu as une tronche aussi noir que le charbon et que tu vis dans une ville aussi grande qu’une noix, c'est pas le pied.

Dans le collège, il était le seul noir. Le seul à avoir une peau d’ailleurs.

Quand il était enfant, les gens étaient attendris par son histoire. Mais dès qu’il avait passé la puberté, la population s'était mise à se méfier. Sans y faire vraiment gaffe, les bons sentiments avaient glissé, comme la boue sur les sentiers et ce grand garçon à la peau ébène était devenu un danger. Mamadou-François ne s’en était jamais remis de cette défiance. Il avait commencé à trafiquer, à faire comme les gens avaient dit qu’il ferait. Il était devenu un dealer médiocre. Au début, à douze ans, il échangeait un peu de shit derrière le préau. En cinquième il s'était fait gaulé par le CPE. Véra était dans sa classe. C’était elle qui lui avait trouvé ce surnom: Teck. Teck comme le bois. Le bois marron. La couleur de sa peau. Un surnom c'est plus pratique, quand aucun prénom ne te va. C’était la seule chose qu’il avait gardé de Véra. Véra, il ne l’aimait pas. D’ailleurs, il ne s’était jamais donné le choix de l'apprécier, pourtant Véra était la seule à ressentir une sorte de tendresse pathétique pour ce garçon. Ce sentiment vis-à-vis de lui, révulsait Teck, mais le rassurait. Quand Véra le voyait, le regardait , il savait très bien quelle pensée cheminait dans sa tête. Une petite tête d’intello de province. Elle, non plus, n’était pas comme tout le monde. Elle était bercée par les livres et pleine d’une liberté qui n’existait pas chez les culs terreux qui habitaient ce collège. A l'époque Véra était très seule. Elle avait une amie Frida, qui était dans un autre collège. Un collège de grande ville. Teck avait appris qu’elle ne la voyait qu'une fois par semaine dans un cour de calligraphie, loin de la petite ville poisseuse qui avait embrassé leur destin. Véra et Teck ne traînaient jamais ensemble. Putain, ça aurait été grave de traîner avec la fille la plus détestée du collège, rejetée de partout et qui pratiquait en loisir la calligraphie. La calligraphie, mais quelle idée ? Si ça, c’était pas un bâton pour se faire battre. Vas-y, discuter de calligraphie sous un abri bus un mercredi après midi d’ennui. C’est un brin déprimant, non ? Pourtant Teck avait cette impression mauvaise qu’elle seule le comprenait. Mais il voulait être populaire. Il avait choisi d’être la petite frappe. Le dealer . Celui qu’on respectait parce qu'il jouait avec les lignes, avec les frontières poreuses de la légalité quelconque. Vendeur de shit, ça ne faisait pas peur aux services de police, mais il se sentait comme le roi du pétrole! Un jour pourtant sans crier gare, elle s’était assise à côté de lui sur le banc de la cour et elle lui avait dit :

-Quand je te vois, je me dis que, définitivement, on ne naît pas tous égaux. Toi, il faudra toujours que tu fasses deux fois plus d’efforts pour qu'on te pardonne tes erreurs ou qu'on te félicite pour tes victoires. C’est étrange, non ?

Il n’avait pas répondu. Il avait craché entre ses pieds. Mais il avait été touché. Il ne lui avait jamais dit. Et aujourd’hui, vingt ans après, il était en train de lui faire une belle crasse. Nerveusement il a repris une taffe. Il n’était pas bien. Il n’aurait jamais dû accepter. Il n'aurait jamais dû jouer avec ça.


Qu’est-ce qu'elle allait vivre Véra ? Elle ne le méritait pas, en vrai. Toute cette violence qui allait s’abattre sur elle. Non, elle ne le méritait pas. Et Léo, non plus. Ce bout de cul n’avait pas demandé à ressentir la panique. Mais tant pis. Teck pensait à tout le pognon qu’il allait se faire avec cette histoire. Il pourrait retourner au Burkina Faso. Voir un peu comment ça avait évolué depuis son dernier voyage. Celui qu’il avait fait, il y a cinq ans, à la recherche de cet oncle réapparu grâce à Facebook. Il n’avait pas réussi à le croiser sur le terrain, en Afrique. Il était revenu complètement détruit. Il n’avait pu en parler à personne. Même pas aux Marcadet. D'ailleurs, il ne racontait plus grand-chose aux Marcadet. Surtout depuis qu’ils avaient pris leur retraite et qu’ils étaient partis dans le Sud de la France. Après tout ce qu'on a vécu, disaient-ils , on a bien le droit de profiter !

Pardon, mais de quoi parlaient-ils ? C’étaient quoi les souffrances des Marcadet ? On souffrait de quoi, quand on était blancs, français, employés par la fonction publique et que les photos des grands parents dans les albums avaient un goût d’air de famille ?

Teck, lui, était de nulle part. Cette putain de liberté qu'on croit formidable. Aucune attache. Citoyen du monde. Quelle mélasse, tu veux dire ! Quand on est de nulle part, ce n’est pas pour ça qu’on est de partout. On fait comme si , on fait semblant, on fait comme eux. On porte des masques. On croit être universel. Et puis un jour on s’aperçoit qu’on est une coquille vide sur un plancher meuble. Encore un pas de plus et tout s'évapore. On se raccroche à quoi quand on a essayé d’appartenir à une culture, dans laquelle il n’y a que les bien pensants qui vous ouvrent les bras avec ce sourire contrit et que de l’autre côté on vous a arraché à une autre culture, pleine de gens qui paieraient pour être à votre place, là bas chez les blancs. Que partout, on vous martèle que vous êtes bien pathétique de vous plaindre? Hein, quelqu'un peut le dire? Quelqu’un peut le rassurer? Teck, personne ne pouvait le rassurer. Ses genoux s’agitaient sans cesse.

Teck c’était le noir. Le noir, pas de chez nous. Celui qui aurait dû rester de l’autre côté de la méditerranée. Celui qui agrégeait toutes les peurs et tous les doutes. L'exotique qui devait fermer sa grande bouche, tapait le rythme et manger du manioc, en rêvant de devenir français mais pas trop non plus. Pourtant Teck il n’avait pas eu envie de venir. On l’avait parachuté ici en Occident. Il devait faire avec. Il n’avait aucun sens de la mesure, aucune envie de révolte, aucun dogme auquel se raccrocher, aucun combat dans lequel il se reconnaissait. Il n’avait pas l’intelligence du métissage ou la rage du terrorisme. Il était le seul capitaine de sa galère identitaire. Celui qui ne comprendrait jamais plus les codes de là-bas et qui n’était pas tout à fait d'ici. Un grand écart horrible à vous faire mal au ischio-jambier du coeur. Une merde sans rien. Un bateau sans port. Un pauvre gars à la dérive. Un noir dans une petite ville blanche. Sans racine. Celui qui ne pouvait pas chanter la chanson de Brassens: Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part.


Il passa sa main sur ses joues appuyant longuement sur son nez. Pressa le geste presque douloureusement, sur son beau visage de noir.

Sur l’écran du téléphone, il repassa la photo de Léo. Celle qui faisait bien peur. Celle où l’on voyait ses yeux de gamin remplis à ras bord de l’incompréhension de la situation. Le visage blême et tordu de la biche en détresse. Il glissa ses doigts sur les joues virtuelles de l’enfant, il avait comme envie de lui chanter une comptine. Il s’en empêcha. Son téléphone se mit à vibrer. Il se jeta sur la notification. Enfin des nouvelles. Putain, enfin. C'était Sissi: "Bien rentrée ». Il reposa son téléphone brutalement sur le bois de l’îlot central de la petite cuisine. « Mais qu’est ce que j’en ai à secouer, qu’elle soit bien rentrée cette gourde ! »

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